jeudi 9 décembre 2010

Irlande, paradis perdu - vu d'Allemagne

Galway - en 1955 (femmes aux pieds nus)

Publié par Presseurop, un article du Spiegel, paru le 7 novembre, sur l'Irlande, passée et récente.
L'Irlande d'avant le Tigre celtique - et l'Irlande d'après la Grande Crise.

Pauvre et pure, l’Irlande a longtemps été le paradis perdu de nombreux Allemands lecteurs de Heinrich Böll. Puis Dublin a cédé aux sirènes du capitalisme financier. Aujourd’hui, assure le Spiegel, Berlin doit aider "l’enfant malade". 


Par Markus Feldenkirchen - Der Spiegel

Heureusement, Heinrich Boll [prix Nobel de la littérature de 1972] n’est plus de ce monde pour assister à ce triste spectacle. Nul doute que s’il avait voyagé dans l’Irlande d’aujourd’hui, l’auteur allemand ne serait pas tombé amoureux de ce pays, de cette plaisante île de 4 millions d’habitants, idylle de pauvreté et inspiration pour un monde meilleur. C’est précisément cette Irlande qui a attiré le turbo-capitalisme. Et ça ne lui a pas réussi. De quoi faire perdre son latin à Heinrich Böll.

"Ici déjà l’ordre social européen prenait d’autres formes", écrivait-il dans les années 1950 lors d’un voyage à Dublin. Il était sous le charme de ses compagnons de route irlandais, il faisait du romantique jusqu'à l’écoeurement. "La pauvreté n’était non seulement plus une ‘honte’, mais en fait ni un honneur ni une honte : elle était – en tant que moment de la conscience sociale – aussi insignifiante que la richesse : les plis du pantalon avaient perdu de leur tranchant".

Ces lignes parurent ensuite dans son célèbre Journal irlandais, où Böll décrit une société honnête, modeste, se contentant de peu et tout aussi heureuse ; un pays qui, malgré la famine, l’émigration et le pouvoir de l’Eglise catholique, était parvenu à préserver son humanité.

Un vieux rêve allemand s'est effondré avec l'Irlande

Au milieu des années 1950, le Journal irlandais apparut aussi comme l’exact opposé de la rude Allemagne d’après-guerre et du miracle économique avec ses nouveaux dieux : Croissance, Consommation et Capital. Heinrich Böll, l’honnête homme de Cologne, et l’Irlande, l’honnête île du Nord, étaient faits pour s’entendre. C’était le bon temps. L’île de Böll était pauvre mais pas en faillite. Aujourd’hui, c’est l’inverse.

Ces dernières semaines, c’est un vieux rêve allemand qui s’est effondré avec les finances irlandaises. Comme rarement un autre pays, la petite île tenait une place à part dans le cœur des Allemands. Dans les années 1960, 1970 et 1980, de nombreux compatriotes avaient suivi les traces de Böll en Irlande et lui vouaient la même nostalgie (du moins tous ceux qui ne lui préféraient pas Goa ou Ibiza).

L’Irlande leur paraissait plus pure et plus honnête que leur patrie, les champs y étaient encore fertiles, les usines rares et les hommes pas encore corrompus par la richesse. On ne pouvait pas rêver mieux, se disaient les Allemands en chantant les louanges du retard.

Les Irlandais, eux maudissaient leur pauvreté

Ils arrivaient parfaitement à oublier que les Irlandais, eux, maudissaient leur pauvreté. Il s’agissait de défendre leur droit de rêver à une autre vie, même s’il fallait pour cela combattre la réalité. Aujourd’hui encore, les chiffres de l’Office du tourisme irlandais montrent que les Allemands sont les plus fidèles visiteurs de l’île.

"L’ordre social européen" y a en effet pris "d’autres formes", même si ce ne sont pas celles que Böll appelait de ses vœux. Depuis plusieurs semaines, cette petite île tient tout le continent européen en haleine, menaçant l’euro et le pilier de la communauté européenne en même temps. Comment le pays le plus en retard d’Europe a-t-il pu se transformer aussi vite en véritable tripot, paradis des requins immobiliers, des banques d’investissement et autres fléaux de la finance ?

Jusqu’à la fin des années 1980, le Moyen-Age avait trouvé son dernier refuge en Irlande, à l’écart des lumières du continent. Pendant des dizaines d’années, l’Eglise catholique avait défendu sa forteresse celtique contre les assauts de la modernité. Toutefois au début des années 1990, avec la chute du rideau de fer et les débuts de la mondialisation, l’Eglise avait elle aussi dû céder aux nouveaux maîtres.

Les mêmes excès en Irlande que dans les pays d'Europe de l'Est

Au catholicisme a donc succédé le règne du capitalisme. En un rien de temps, la vertueuse Irlande s’était transformée en bordel, c’était l’endroit où l’on venait faire ce que l’on osait pas faire chez soi.

Cette nouvelle donne semblait être une bénédiction pour l’Irlande. L’île bourdonnait d’activité et les milliards d’aide de l’UE renforçaient un peu plus l’illusion que les temps difficiles étaient à jamais derrière nous. Du jour au lendemain, le parent pauvre de l’Europe devint l’un des pays plus chers. L’épidémie d’obésité gagna rapidement l’île où 30% des femmes et presque la moitié des hommes sont désormais en surpoids. Jusque dans les années 80, les Irlandais faisaient partie des peuples les plus maigres d’Europe. A présent, leur tour de taille se rapproche de celui des Allemands. Leur croissance a été démesurée.

Comme partout où les hommes ont tenté de lutter contre l’évolution naturelle, la modernité est arrivée en Irlande comme un torrent impétueux. A cet égard, les hommes fraîchement affranchis ressemblent beaucoup aux hommes fraîchement enrichis. Il n’est pas étonnant que le capitalisme ait donné lieu aux mêmes excès en Irlande que dans les pays trop longtemps asservis d'Europe de l'Est.

Même si de nouvelles entreprises solides ont effectivement été créées sur l’île, les dirigeants politiques ont beaucoup trop misé sur leur nouvelle industrie financière, secret de leur réussite. Pour la première fois de leur histoire, ce secteur magique leur apportait richesse et prospérité.

Le tigre celtique ressemble à présent à un chaton épuisé, hirsute et éclopé. Les Allemands devraient l’entourer de soin et continuer à rendre visite à l’enfant malade. "Cette Irlande existe, avait écrit Heinrich Böll dans son journal. Celui qui s’y rend et ne la trouve pas, ne pourra toutefois pas prétendre à réparation auprès de l’auteur".

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